Radiothérapie |
Chapitre I: Action létale des rayonnements. |
1)Caractère ionisant des particules.
Le premier principe de base de la radiothérapie s'énonce en une phrase: Il s'agit d'utiliser le caractère ionisant des rayonnements pour tuer des cellules malignes (le second principe, essentiel, demandera d'épargner au maximum les cellules saines). Cela peut se comprendre selon le schéma suivant: Une ionisation suppose l'éjection d'un électron de son orbite; si cet électron sert à une liaison moléculaire la molécule est brisée; si cette molécule ne peut se réparer, sa fonction dans la cellule est perdue; si une cellule perd ainsi une ou plusieurs fonctions vitales, elle souffre et en définitive peut en mourir.
Les propriétés ionisantes des différentes particules sont ici rappelées brièvement sachant que ce point est développé dans le sujet "radioprotection, chapitre I". Au passage on notera que radioprotection et radiothérapie se recoupent fréquemment, et ce par nature puisque toutes deux se préoccupent des dégâts provoqués dans les tissus, la première pour les contrôler, la seconde pour les exploiter.
Les particules chargées (électrons, positrons, protons, alphas, ions de toutes masses) sont directement ionisantes. Les ionisations se produisent aléatoirement tout au long de leur trajet dans la matière, ce qui épuise progressivement leur énergie et en définitive les arrête. La distance entre le point d'entrée et le point d'arrêt est leur "parcours". Le paramètre qui mesure la densité d'ionisation tout au long du chemin parcouru est le TLE, transfert linéaire d'énergie, égal par définition à la quantité d'énergie déposée par unité de longueur, donc au nombre d'ionisations par unité de longueur puisque chaque ionisation demande à peu près la même énergie estimée à quelque 34eV. Le TLE est typiquement (!!) de 0,2keV/µm pour les électrons et de 100keV/µm, beaucoup plus élevé donc, pour les particules alphas. Pour les particules lourdes le TLE présente en fin de parcours une forte augmentation nommée pic de Bragg. Cette particularité s'avèrera très importante en thérapie par protons ou ions plus lourds.
Les photons de haute énergie, rayons X ou rayons gammas, sont électriquement neutres et ne sont donc pas directement ionisants. Par contre, comme expliqué en radioprotection, les différents processus par lesquels ces photons interagissent avec la matière (effet Compton, effet photoélectrique, création de paires) génèrent tous des électrons de haute énergie qui se comportent eux comme décrit ci-dessus. C'est en ce sens que les photons sont dits indirectement ionisants. Le paramètre qui mesure la probabilité d'interaction des photons avec le milieu traversé est le coefficient d'absorption µ, ou ses dérivés comme la couche de demi-absorption CDA définie comme l'épaisseur qui absorbe la moitié de l'intensité d'un faisceau mono-énergétique (1CDA = ln2/µ).
Pour illustrer la différence entre particules chargées et photons, on peut imaginer pour chaque cas un faisceau mono-énergétique d'énergie E0 traversant un milieu homogène: Les particules chargées resteraient toujours en nombre constant mais perdraient progressivement leur énergie, alors que les photons seraient progressivement absorbés, ceux qui restent gardant leur énergie initiale (ce schéma instructif mais un peu grossier néglige certains aspects importants comme l'effet Compton).
Le cas des neutrons est un peu particulier puisque malgré le fait que ces particules soient neutres on peut leur transposer, à haute énergie en tout cas, la notion de TLE définie pour les particules chargées. En effet les neutrons perdent progressivement leur énergie par chocs mécaniques contre des noyaux tout au long de leur trajectoire. Ces chocs provoquent le recul des noyaux heurtés, lesquels ionisent le milieu sur un court trajet. Le TLE de neutrons de 10MeV est de l'ordre de 10keV/µm
2)Charge sur la cellule.
En radioprotection, on distingue les effets biologiques consécutifs à des irradiations faibles étalées dans le temps, et ceux qui résultent d'expositions brèves à des intensités élevées. Les premiers sont de nature stochastique, aléatoire, et ne se manifestent qu'après de longues périodes, selon une certaine loi de probabilité. Les seconds, dits effets déterministes, apparaissent inéluctablement à très court terme et proviennent de dégâts irréparables au niveau cellulaire. Ce sont ces effets déterministes que la radiothérapie se propose d'imposer à un ensemble de cellules malades prises pour cible. Les doses nécessaires sont très variables d'une pathologie à l'autre mais elles se situent généralement dans les quelques dizaines de grays, administrés par tranches de deux grays, par exemple, à raison de quatre ou cinq séances par semaine (principe du fractionnement, qui se comprend en termes de sauvegarde des tissus sains comme expliqué ci-dessous).
Par définition la dose absorbée est l'énergie déposée par le rayonnement par unité de masse du milieu traversé. Le gray vaut un joule par kilogramme, ce qui représente 10-12 joule par cellule, si on se permet d'estimer la masse d'une cellule à un millionième de millionième de kg (10-12 kg). En unité électron-volt cela donne quelque 6 106 eV par cellule, puisque 1eV=1.6 10-19J. Toujours en termes d'approximation, une moitié seulement de cette énergie, soit 3 106 eV, sert véritablement à ioniser la matière (électron arraché), l'autre moitié se distribuant sur de simples excitations électroniques (électron porté vers un niveau haut, puis qui en redescend). Se rappelant enfin qu'une ionisation demande quelque 34eV, on en arrive à la conclusion suivante: Une dose de un gray représente un nombre d'ionisations proche de cent mille pour chaque cellule exposée.
Au sein de la cellule, les cibles critiques de l'ionisation sont les macromolécules qui exercent des fonctions vitales, telles que la division cellulaire ou la synthèse de protéines, au premier rang desquelles se trouve la molécule d'ADN. L'ADN peut se voir ionisé soit directement, par la particule incidente, soit indirectement par réaction chimique avec des radicaux libres H° ou OH° provenant de l'ionisation de l'eau, matériau le plus abondant (environ 80%) dans le volume cellulaire.
L'apparition de radicaux libres résulte de la séquence suivante, où la première étape est l'étape d'ionisation de la molécule d'eau:
Les radicaux libres sont extrêmement réactifs et affectent particulièrement les liaisons hydrogène entre les paires de bases azotées qui constituent la double hélice.
La cellule n'est pas sans défense contre les dommages qu'elle subit. Ses mécanismes d'autoréparation sont efficaces mais possèdent des limites qui sont précisément l'objet de la radiothérapie. En ce qui concerne l'ADN, on considère en général qu'une rupture simple de l'un des brins est normalement réparable, par le principe de complémentarité des nucléotides, alors qu'une double rupture affectant les deux brins sera plus difficilement gérée. Or la probabilité d'apparition de doubles ruptures augmente bien entendu avec la densité d'ionisation, donc avec la dose absorbée.
De nombreux auteurs catégorisent les effets biologiques des rayonnements en fonction de l'efficacité des modes de réparation de l'ADN: Une réparation réussie signifie la survie, une réparation faussée entraîne une mutation avec risque de cancer (risques stochastiques), un échec dans la réparation est suivi de la mort cellulaire (risques déterministes, si le nombre de cellules concernées est élevé).
3)Mort cellulaire.
Puisque la probabilité de mort cellulaire dépend de la dose absorbée, la question se pose quant à la loi qui exprime l'une en fonction de l'autre. La "courbe de survie" est la courbe S(D) qui donne le pourcentage S de cellules qui survivent après une exposition à une dose D. Le modèle linéaire-quadratique est le modèle qui fait consensus actuellement. Il superpose une exponentielle décroissante pure (donc linéaire dans un graphe semi-log) de caractéristique α à une exponentielle décroissant selon D² (donc quadratique en vue semi-log) et de caractéristique β.
L'importance relative des deux comportements, mesurés par α et par β, dépend de la nature des particules et de leur énergie. Pour ce qui est de la nature des particules, les particules alpha par exemple se révèlent très efficaces (S diminue très rapidement) et le comportement est très linéaire (en α donc), alors que les rayons X sont en comparaison moins efficaces (survie cellulaire plus probable) avec un comportement essentiellement curvilinéaire (composante β importante). En ce qui concerne la dépendance en énergie pour les rayons X par exemple, plus l'énergie est faible et plus la décroissance est rapide et linéaire, et inversement plus l'énergie est élevée et plus la probabilité de survie décroît lentement et de façon curvilinéaire, ce qui ne peut se comprendre que si on prend en compte l'extension spatiale des dommages: Les rayons X mous ont peu d'énergie mais la déposent rapidement sur une faible épaisseur, épaisseur à l'intérieur de laquelle la probabilité de survie décroît rapidement avec la dose, alors que l'inverse est vrai pour les rayons X durs.
4)Stratégies de la radiothérapie.
Si le but final de la radiothérapie est de, c'est son premier principe, détruire les cellules malignes, elle doit le faire, et c'est son second principe, en évitant d'irradier les tissus sains au-delà d'un niveau qui entraînerait de sérieuses complications. Dans toutes les techniques qu'elle se propose de développer, elle devra donc user de stratégies aptes à satisfaire ces deux principes, et de ce point de vue on peut dire que tout fait farine au moulin dès qu'il s'agit d'exploiter des différences de comportement ou de localisation entre cellules cancéreuses et cellules normales.
a. Différence de réponse en fonction de la dose.
Il peut se faire qu'on obtienne une différence marquée entre tissus malades et tissus sains en termes de dose globale reçue. Pour illustrer ce point on utilise les "courbes de réponse" des différents tissus en fonction de la dose, plus parlantes de ce point de vue que la courbe de survie définie au paragraphe précédent. Dans le graphe ci-dessous, la courbe de gauche représente l'action thérapeutique qu'on obtient sur une certaine tumeur, alors que la courbe de droite est une mesure des complications qui apparaissent dans la zone normale. On voit qu'il existe une dose optimum pour laquelle on agit efficacement sur la première tout en épargnant la seconde dans une large mesure.
Malheureusement, la situation illustrée ci-dessus est une situation idéale qui n'a que peu de chance de se rencontrer. La séparation entre les deux courbes est rarement aussi nette, l'allure n'est pas toujours sigmoïde mais peut être linéaire ou quadratique, et il arrive même que ce soit la région saine qui souffre avant la région malade.
b. Différentiel de récupération: Principe du fractionnement.
Quand une région du corps est soumise à une dose de l'ordre du gray, par la suite la récupération des tissus sains est meilleure que la récupération des tumeurs, ce que la biologie explique mieux que la physique (le lecteur intéressé orientera utilement sa recherche vers ce que les biologistes appellent la règle des 4 "R": Réparation cellulaire, Réoxygénation, Redistribution cellulaire et Repopulation). On en tire le principe du fractionnement de la dose, largement utilisé dans le traitement des cancers: Une dose totale de quelques dizaines de grays est administrée en plusieurs séances séparées de 24 heures, à raison de deux grays, typiquement, par séance. L'idée est que dans l'intervalle séparant deux irradiations, les tissus sains récupèrent un peu mieux que les autres, ce qui permet un effet cumulatif appréciable sur l'ensemble du traitement.
c. Géométrie
La géométrie du problème englobe la localisation aussi bien que la forme de la tumeur dans les trois dimensions. Quelques principes simples peuvent s'avérer efficaces dans la différenciation entre régions malades et régions saines, principes qui doivent être à chaque fois appréciés en fonction du cas.
Dans le traitement d'une lésion superficielle par une source placée à son contact (brachythérapie), on peut tabler sur la simple divergence des rayons émis pour épargner les tissus normaux situés à plus grande distance que la région à traiter. La loi en 1/r² assure une décroissance rapide de l'exposition avec la distance.
Très utilisé en téléthérapie (traitement par faisceaux générés à distance): Le principe des feux croisés, qui s'applique quand l'action doit se faire en profondeur. Il s'agit de viser en permanence la tumeur tout en modifiant l'angle d'incidence du faisceau. Dans ce cas la région visée est exposée en permanence alors que les zones à épargner ne sont concernées que par une valeur d'angle. Cela peut se faire sur base soit de plusieurs sources qu'on active simultanément (gamma-knife pour le cerveau) soit d'une seule source qui pivote autour du patient (linac, cyberknife,…)
Des absorbeurs en forme de coin, de pente plus ou moins prononcée, s'avèrent utiles dans le cas de lésion à profondeur variable. Le côté épais du coin se situe du côté le moins profond de manière à compenser les différences d'absorption et à homogénéiser l'exposition (isodose) sur la région à traiter. La tête d'un linac par exemple peut avoir à sa disposition un jeu de coins de ce type, interchangeables selon le cas.
On pourrait encore évoquer les collimateurs de plomb fondus de manière telle que la forme du faisceau épouse plus ou moins correctement la forme de la tumeur, mais ce serait parler là d'une radiothérapie tout près d'appartenir au passé (écrit en 2013). Le fait est que les progrès constants de l'électronique et des logiciels d'imagerie, en particulier en termes de vitesse d'exécution, ont atteint un niveau qui a permis récemment (écrit en 2013) un nouvel et remarquable essor de la discipline.
Les techniques d'imagerie actuelles permettent une localisation précise et une définition claire du volume et de la forme 3D de la tumeur. Des systèmes d'imagerie embarqués sur les linac ou autres systèmes de tomothérapie permettent un contrôle permanent, et d'une séance à l'autre, de la position de la zone cible (IGRT, "image guided radiotherapy").
Les appareils, fixes ou en rotation autour du patient, sont aujourd'hui équipés de collimateurs multilames, les lames pouvant glisser les unes par rapport aux autres de manière à épouser la forme de la tumeur quel que soit l'angle d'attaque et à moduler l'intensité du faisceau au travers de la section exposée (IMRT, ou en français RCMI, pour "radiothérapie conformationnelle à modulation d'intensité").
Se sont aussi développés récemment des systèmes d'asservissement capables d'activer ou de couper le faisceau lorsqu'il y a mouvement du patient, un exemple typique étant les systèmes de mires placées sur la poitrine et qui, couplées à des lasers, permet de se conformer au mouvement respiratoire.
d. Caractéristiques des faisceaux.
Les faisceaux de particules présentent parfois des particularités qui peuvent être exploitées dans une optique de sauvegarde des tissus sains.
Les faisceaux de photons de haute énergie qui pénètrent le corps se voient absorbés selon la loi de décroissance exponentielle typique de ce genre de rayonnement. C'est donc en x=0, donc dès l'entrée, que l'absorption est la plus élevée, et on s'attendrait à ce qu'il en soit de même de l'énergie absorbée par les tissus. En réalité la dose absorbée démarre d'une valeur plutôt basse, pour une raison qui sera expliquée au chapitre II, croît ensuite rapidement jusqu'à un maximum et adopte seulement alors la diminution attendue (partie gauche de la figure ci-dessous). La partie croissante de départ s'étend sur une épaisseur de un à plusieurs millimètres selon l'énergie des photons, ce qui permet un intéressant effet de sauvegarde de la peau exposée au rayonnement ("skin sparing effect").
Le pic de Bragg, évoqué au §1, est quant à lui une caractéristique très intéressante des faisceaux de particules chargées se propageant dans la matière. Pour rappel il s'agit d'une remontée du TLE, donc de l'énergie déposée, en fin de parcours des particules (partie droite de la figure). Il s'explique par le fait qu'aux faibles vitesses, elles sont plus facilement déviées par les noyaux qu'elles rencontrent, avec pour conséquence que leurs trajectoires se referment sur elles-mêmes et qu'elles passent dès lors plus de temps dans cette région. Le pic de Bragg n'est pas vraiment présent pour les électrons mais il est marqué pour les protons et les ions plus lourds.
En choisissant pour le faisceau une énergie telle que le pic de Bragg apparaisse dans la région tumorale, celle-ci reçoit une dose supérieure à ce que reçoivent les tissus traversés jusque là, tissus qui sont donc en partie préservés. On peut y voir une sorte de spot d'énergie qui peut être déplacé dans les trois dimensions, latéralement au moyen d'aimants, et longitudinalement en modifiant l'énergie d'incidence, ce qu'on peut obtenir en utilisant un absorbeur d'épaisseur variable, sorte d'absorbeur en coin dynamique. Avec la connaissance 3D des volumes telle que le permet l'imagerie moderne et le contrôle électronique précis des paramètres, la protonthérapie atteint ainsi aujourd'hui un remarquable niveau d'efficacité.